Réécrire l'histoire : la création d'une poésie wittigienne

Du Corps lesbien (Editions de Minuit, 1973) à Virgile, non (Editions de Minuit, 1985), Monique Wittig s’attache à créer une mythologie dédiée aux lesbiennes. Pour cela, elle re-interprète les grands mythes en y réintégrant une partie lesbienne, ou en les revisitant avec un regard lesbien. Elle réintègre les lesbiennes dans la "grande histoire littéraire", tout en donnant à une "littérature lesbienne" ses lettres de noblesse. L’importance de la mythologie est évidente pour Wittig, la figure de Sappho aussi, dont ne nous sont parvenus que des bribes de ses poèmes - Sappho et sa poésie chantée qui inspire encore aujourd’hui

Avec Catherine Ecarnot, auteure de la première thèse sur Monique Wittig en France :  L’écriture de Monique Wittig. A la couleur de Sappho , dont la réédition revue et actualisée par l’autrice paraissait aux Editions iXe en avril 2023, et Laure Murat, historienne, essayiste et professeure à l' Université de Californie, Los Angeles (UCLA), spécialiste de littérature et études de genre, auteure de  Qui annule quoi ? Sur la Cancel Culture, paru aux éditions Seuil en 2022.

Bienvenue dans cette ultime émission en compagnie de Monique Wittig ! "Fais un effort pour te souvenir ; ou, à défaut, invente." Cette phrase issue des Guérillères pourrait à elle seule résumer notre émission d’aujourd’hui ; car Monique Wittig, c’est, nous l’avons vu, le lesbianisme politique, la littérature, le féminisme, le travail sur la langue, mais surtout, le recours à la poésie, aux grands récits fondateurs de l’humanité, aux mythes antiques, à la fable, à la puissance subversive de l’humour, à la force inégalée de l’imaginaire pour détruire un monde et en recréer un nouveau sur ses braises fumantes ; si toi, femme, lesbienne, tu ne te souviens pas de l’histoire dont tu as été dépossédée, invente-la, recrée-la !

Il sera donc question de dépossession et de réappropriation, de mythes aimés, régurgités, réinvestis, de remise au cœur, au centre de l’histoire, des femmes, de l’amour lesbien ; du "Brouillon pour un dictionnaire des amantes", co-écrit avec Sande Zeig, sa compagne, en 1976, ébauche drôle, vivace, d’un dictionnaire destiné à être continué sans fin, ou encore au "Corps lesbien", ode au désir et à un corps enfin raconté en-dehors du regard hétérosexuel, écrit en 1973, Monique Wittig nous convie à un "Voyage sans fin", du nom de sa pièce de théâtre écrite en 1985, pour créer une mythologie lesbienne, ouvrir un espace, un lieu dans lequel elles auront un passé, enfin ; et, finalement, proposer une relecture de l’histoire à partir de laquelle femmes, lesbiennes, pourront s’imaginer un futur…

"C'est assez surprenant l'effet ressenti quand on arrive chez Monique Wittig, parce que c'est ce qu'on appelle "a community" (L. Murat)

[Après sa mort, chez Monique Wittig, en Arizona où la maison avait été laissée tel que par sa compagne, Sande Zeig] "Je suis donc arrivée là-bas, à Tucson en Arizona, au milieu du désert, et c'est assez surprenant l'effet ressenti quand on arrive là-bas, parce que c'est ce qu'on appelle "a community", c'est-à-dire, une série de maisons toutes identiques - on n'imagine pas Monique Wittig vivant là. Quand on entre dans la maison, c'est un espace qui est très agréable, pas très grand, mais spacieux, et dans le salon, Sande Zeig, la compagne de toute sa vie, a laissé tout intact ; la bibliothèque, dans son bureau - j'ai photographié tous les titres. C'est très intéressant, parce que c'est là où est un écrivain : dans sa bibliothèque. Et dans le salon, il y avait quatre livres exactement disposés ainsi le jour de sa mort : Du côté de chez Swann, dans l'édition Folio ; le IVe volume de l'édition de Jean-Yves Tadié de La Recherche du temps perdu ; le dictionnaire de la mythologie grecque et romaine et le Larousse illustré. C'est très émouvant de penser que ces livres pourraient donner une image assez exacte des très grandes préoccupations de Monique Wittig." Laure Murat

L'imaginaire païen de Monique Wittig

"On pourrait être tenté de penser quand on voit toutes ces déesses dans Les Guérillères et dans Le Corps lesbien, à des déesses mères et à une sorte de matriarcat - ce n'est pas la question chez Wittig, au contraire ; elle dit que ces déesses sont des ornements qui viennent enchanter le quotidien. C'est un Merveilleux athée chez Wittig qui était absolument athée et qui ne croyait pas du tout aux mythes du féminin. L'ensemble de la mythologie fait partie de ce que Wittig appelle "le déjà là".  Elle dit : Un écrivain a affaire à deux choses, il est : un langage - le matériau brut ;  et puis, les formes déjà là : les mythes, Proust et surtout des textes antérieurs, qu'elle va reprendre, resouder…" Catherine Ecarnot.

Marcel Proust, l'un des auteurs favoris de Wittig

"Les liens à tisser entre Proust et Monique Wittig sont nombreux et très forts. Je relisais ses notes sur Proust. Parce qu'elle donnait des cours sur Proust à l'Université d'Arizona, et elle parle dans ses notes d'un "paradigme lesbien - toujours dans ce rejet de l'écriture féminine ou de l'écriture lesbienne - il n'y a pas seulement ça, et comme elle le dit très bien dans une préface à un livre de Julian Barnes : elle explique au fond comment Proust a été le premier à faire du sujet  minoritaire - à savoir, l'homosexualité - un sujet universel. Et de réintégrer le sujet minoritaire en tant que sujet universel, je pense que c'est un paradigme qui est tout à fait celui de Wittig : le lesbianisme est un universalisme, si j'ose dire. Elle cherche une nouvelle grammaire, et de ce point de vue, c'est vraiment une littérature révolutionnaire. L'exemple de Proust est une première étape, de faire passer de minoritaire à universel, et c'est d'ailleurs ce qu'elle veut faire avec Sappho, avec les mythes…" Laure Murat

Sources bibliographiques :

Monique Wittig, Sande Zeig, A.F Garreta,  Brouillon pour un dictionnaire des amantes, éd. Grasset 2011.

Monique Wittig, Le Corps lesbien, éd. Minuit 1973

Monique Wittig,  Virgile, non Editions de Minuit, 1985

Monique Wittig, Le Voyage sans fin, éd. Gallimard, L'Imaginaire 2022

Catherine Ecarnot, L’écriture de Monique Wittig. A la couleur de Sappho , réédition, Editions iXe en avril 2023

Laure Murat, Qui annule quoi ? Sur la Cancel Culture, éditions Seuil 2022.

Sons diffusés :

Angélique Ionatos & Nena Venetsanou,  Sappho de Mytilène,

Adèle Haenel, dans Boomerang d'Augustin Trapenard, France-Inter, 30 décembre 2020

Le Cantique des Cantiques & Hommage à Mahmoud Darwich, par Rodolphe Burger, France-Culture, 27 juillet 2012