Dix ans après la loi Taubira, la démarche relève encore pour certains couples du parcours du combattant.

Dix ans après la loi Taubira, la démarche relève encore pour certains couples du parcours du combattant.

L'Express

"Avant de commencer, je tiens à vous dire que je suis contre l'adoption par un couple de même sexe." Huit ans après l'avoir entendue, Christophe et son mari se souviennent parfaitement de cette phrase, lancée par une pédopsychiatre chargée de les évaluer dans leur demande d'agrément en vue d'une adoption. En 2014, un an après le vote de la loi Taubira, cette spécialiste trouvée "sur une liste de professionnels agréés par le département" aurait déclaré à ces Nordistes que leur "homosexualité pourrait entraîner un problème identitaire chez l'enfant adopté". "Son analyse nous a profondément blessés, mais c'est très difficile de rétorquer quelque chose quand vous savez que la suite des événements dépend, entre autres, de l'évaluation de cette personne", raconte Christophe, alors que l'agrément, délivré par le service départemental de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), est la première étape permettant de déposer une demande d'adoption.

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Ce jugement de valeur n'empêchera pas les deux hommes, accompagnés "par d'autres psys et assistants sociaux très bienveillants", de recevoir le précieux sésame en décembre 2015. Sauf qu'au fil des mois, les déceptions s'enchaînent. "A l'international, très peu de pays sont ouverts à l'adoption par des couples de même sexe. Et en France, on a souvent eu le sentiment de devoir se justifier de vouloir un enfant en tant que couple homosexuel", assure Christophe. Fin 2018, après plusieurs années d'attente et de relances, le couple est à nouveau pris de court par les réflexions d'une psychologue chargée du suivi de leur dossier. "Elle nous trouvait formidable, mais nous a fait comprendre que, puisque nous étions un couple 'à particularité', nous ferions mieux d'accepter des enfants à particularité... C'est une honte, s'insurgent-ils. Encore une fois, vous ne pouvez pas trop l'ouvrir, par peur de ne jamais être prioritaire. On n'a rien dit, mais ça nous a donné la niaque. On n'a jamais abandonné."

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Le 18 février 2019, Christophe reçoit un appel à 20 heures précises. Au bout du fil, un responsable de l'Agence française de l'adoption (AFA) lui apprend qu'après cinq ans de démarches administratives en France et à l'étranger, lui et son époux vont finalement devenir les pères de trois enfants venus de Colombie. "Le temps s'est arrêté. Le bonheur que j'ai ressenti à ce moment-là a été à la hauteur de nos galères. J'ai eu la sensation de terminer un parcours du combattant", confie le trentenaire. "Au début de la mise en place de la loi, certains discours conservateurs pouvaient être entendus de la part de quelques professionnels ou associations. Avec le temps et l'expérience, on ne les entend plus", assure auprès de L'Express un membre de conseil de famille des pupilles de l'Etat dans le Nord, interrogé sur le sujet.

Cette commission, réunie sous l'autorité du préfet du département et composée de conseillers départementaux, membres d'associations familiales et de pupilles de l'Etat ainsi que de professionnels de la protection de l'enfance, est chargée de départager, par un vote, quel dossier proposé par l'ASE correspond le mieux à l'enfant qui sera adopté. "Au début, certains n'osaient pas trop passer le cap. Mais tout ça a fini par se débloquer, et les dossiers de couples homosexuels passent désormais comme une lettre à la poste", précise ce membre du conseil de famille. Selon Marie Tonnerre, vice-présidente en charge de l'enfance, la famille et la jeunesse pour le département du Nord, 12 des 355 enfants adoptés de 2013 à 2021 l'ont ainsi été par des couples de même sexe, avec "une réelle progression depuis trois ans". "Les questions des professionnels de l'enfance peuvent parfois bousculer, et pousser les familles dans leurs retranchements. Mais tous ceux que j'ai pu rencontrer sont bienveillants, et la question de l'homosexualité d'un couple ne s'est d'ailleurs jamais posée dans les conseils de famille auxquels j'ai pu assister", martèle-t-elle.

"Opacité" des conseils de famille

Dix ans après le vote de la loi pour le mariage pour tous, proposée pour la première fois en Conseil des ministres le 7 novembre 2012, le retour d'expérience de Christophe n'étonne pourtant pas Alexandre Urwicz, président de l'Association des familles homoparentales (ADFH). "Dans les premières années qui ont suivi la loi, ça a été très difficile. Entre 2013 et 2018, les adoptions par les couples de même sexe se sont comptées sur les doigts des deux mains, maximum", estime-t-il. Afin d'éviter toute catégorisation en fonction de l'orientation sexuelle des parents, aucune statistique officielle n'a été réalisée sur le nombre de pupilles de l'Etat ou d'enfants étrangers adoptés par des couples de même sexe en France. Mais d'après un décompte manuel réalisé sur la base de témoignages d'adhérents, l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) recense, elle, "entre 150 et 200 couples du même sexe ayant pu adopter, en France et à l'étranger, depuis 2013". A titre de comparaison, le secrétariat d'Etat chargé de l'Enfance indique à L'Express que 895 pupilles de l'Etat ont été confiés en vue d'une adoption... pour la seule année 2020. Et selon les statistiques publiées chaque année par la Mission de l'adoption internationale du ministère des Affaires étrangères, près de 7 000 enfants étrangers ont été adoptés par des couples français entre 2013 et 2021.

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"Il faut rapporter ce chiffre au nombre de familles homoparentales demandeuses, au temps d'instruction des dossiers, et au fait que le nombre d'enfants adoptés baisse drastiquement chaque année. Mais si on fait le ratio, ça reste relativement faible", analyse Nicolas Faget, le porte-parole de l'APGL, qui tient néanmoins à préciser que "ces familles sont de plus en plus normalisées et visibilisées". En Gironde, dans la Sarthe ou encore dans le Rhône, L'Express a ainsi recueilli le témoignage de parents de même sexe pour lesquels l'adoption s'est déroulée sans encombre, avec un suivi "classique" et l'accompagnement "bienveillant" des professionnels. Reste que tout n'est pas rose. L'APGL regrette notamment "l'opacité" de certaines décisions de conseils de famille des pupilles de l'Etat sur ces dix dernières années, "qui ont considéré ou considèrent encore que le meilleur choix pour un enfant est celui 'd'un papa et d'une maman'". Car une fois le fameux agrément en poche, c'est bien à ces instances départementales que revient la charge de choisir les candidats agréés qui pourront devenir parents.

"Tambouille départementale"

"Le problème, c'est qu'il y a des départements où le sujet est clairement devenu politique, et où ces conseils ont pu être influencés par les valeurs conservatrices de tel ou tel membre, ou par les positions de telle ou telle association de familles, parfois religieuse et opposée au mariage pour tous", résume Nicolas Faget. "Il n'y a aucune publication claire sur les critères de décision. C'est une tambouille départementale, et tout dépend où vous tombez : certains conseils seront plus ouverts que d'autres. Il y a des membres qui feront valoir la chronologie du dossier, quand d'autres seront guidés par des prises de position idéologiques, plus ou moins clairement exprimées", ajoute Alexandre Urwicz. En 2018, son association a ainsi déposé plainte contre Jean-Marie Müller, président du conseil des familles de Meurthe-et-Moselle, après que ce dernier a confié à l'AFP, en avril 2018 : "On n'a rien contre les couples de même sexe, mais tant qu'on aura des couples jeunes, stables, avec un père et une mère, on les privilégie."

En juin de la même année, la responsable du service adoption de Seine-Maritime, Pascale Lemare, déclarait sur France Bleu Normandie que les couples homosexuels "sont un peu atypiques par rapport à la norme sociale, mais aussi la norme biologique", et que leur projet devrait à ce titre "supporter des profils d'enfants atypiques". A la suite de ces propos, le Défenseur des droits s'était saisi de l'affaire, sollicitant l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), qui a rendu en mars 2019 son rapport sur le contrôle des procédures d'adoption dans le département. Ses conclusions ne laissent pas de place au doute. Alors que les couples de même sexe ont représenté 3,3 % de la demande en Seine-Maritime entre 2013 et 2017 - contre 86 % pour les couples hétérosexuels et 10 % pour les adoptants célibataires -, la mission relève ainsi "plusieurs mécanismes ayant conduit à réduire la probabilité d'un agrément, et plus encore, à orienter de manière systématique les propositions d'adoption sur certains profils de parents, au détriment des autres". Une "sélection" se serait ainsi "imposée progressivement" dans le parcours des adoptants.

"Il a existé une règle tacite privilégiant les couples hétéroparentaux, après un premier tri par ordre chronologique des agréments", note le rapport, qui précise que cette règle a été intégrée "par tous les acteurs, tant du côté du Département que de l'Etat, en commission d'agrément et, de manière plus marquée, en conseil des familles". S'agissant des demandes de couples homosexuels, les inspecteurs rapportent que l'adoption ne leur a été proposée, sur la période 2013-2017, que pour des enfants "ayant des besoins spécifiques". C'est-à-dire atteints d'un handicap. Si le contrôle n'a été porté que sur le département de Seine-Maritime, l'Igas tient toutefois à préciser que, selon plusieurs entretiens nationaux, d'autres "conseils de famille semblent un peu moins fermés". Au total, "les couples [homosexuels] ayant adopté seraient d'une dizaine à ce jour", à l'échelle nationale, est-il alors noté.

"Capacité à biaiser les choses"

En novembre 2019, c'est en constatant des pratiques similaires à Paris que Léa Filoche, élue du XIXe arrondissement, a décidé de démissionner de son poste en conseil de famille. Dans un communiqué publié sur Twitter par le groupe Génération.s Paris, dont elle fait partie, elle dénonce alors une "inégalité de traitement entre les différents candidats à l'adoption". "Un conseil de famille parisien s'est tenu ce mercredi 6 novembre, comme tous les mois, et comme tous les mois depuis près de six ans, aucun enfant n'a été confié à un couple de même sexe, déplore-t-elle. Je ne souhaite plus cautionner, au nom de la Ville de Paris, ces décisions rétrogrades prises par des personnes tenantes de l'orthodoxie familiale, déconnectées de la réalité de notre ville et de notre société, au détriment de l'intérêt de l'enfant."

Trois ans plus tard, l'actuelle adjointe à la maire de Paris en charge des solidarités revient pour L'Express sur cette décision. En 2016, lorsqu'elle commence à siéger une fois par mois dans ce conseil, elle raconte s'être rapidement retrouvée confrontée à une partie des membres "tout à fait opposés à l'idée qu'un couple homosexuel puisse adopter, qu'ils soient votants ou non". "Ils ne le disaient jamais aussi clairement, mais avaient une grande capacité à biaiser les choses", explique l'élue. Selon Léa Filoche, certains de ses collègues auraient ainsi régulièrement imaginé des critères, "parfois complètement subjectifs ou fallacieux", excluant de fait les couples de même sexe. "Il fallait par exemple avoir eu un parcours difficile et douloureux d'échec de grossesse, que madame ait pris un congé parental, ou encore ne pas être brouillé avec sa famille", liste-t-elle.

Face à ce constat, la conseillère finit par imposer qu'un couple de même sexe soit présenté à chaque conseil. "Mais pendant plus d'un an, aucun de ces dossiers n'a été choisi. Alors qu'en 2017-2018, ils commençaient à être les plus anciens, et donc les plus prioritaires !" Malgré un renouvellement des membres en 2018 et une "petite évolution des moeurs", Léa Filoche s'impatiente. "Il y avait toujours une sorte de résistance, notamment d'un membre qui n'avait pas le droit de vote, mais une certaine influence sur les autres représentants. A force d'insister, cette personne a fini par me dire que pour bien grandir, il fallait une figure paternelle et une figure maternelle. Quand je lui ai demandé si, pour elle, un couple homosexuel ne pouvait pas adopter, elle m'a répondu que oui", raconte-t-elle. C'en est trop pour l'élue, qui après avoir prévenu par courrier le département et la préfecture de région, envoie sa lettre de démission.

"Les lignes bougent"

Qu'en est-il trois ans plus tard ? Après son départ et une longue pause due à la crise du Covid, Léa Filoche a fini par candidater de nouveau à l'un des conseils de famille de la capitale. Et elle estime que les choses ont changé. "J'ai la sensation que les mentalités ont largement progressé. Des membres ont été renouvelés, et des couples homosexuels peuvent désormais adopter dans des conditions normales, sans propos discriminatoires", assure-t-elle. Interrogée sur le sujet, l'APGL confirme. "Paris est un très bon exemple d'évolution. Alors que nous n'avions recensé que deux adoptions entre 2013 et 2019 dans la capitale, on apprend désormais, tous les six mois environ, qu'un couple de même sexe a pu adopter", indique Nicolas Faget. En septembre 2020, Philippe a ainsi pu accueillir une petite fille avec son mari, après quatre ans de procédures dans la capitale. "L'adoption, c'est l'enfer pour tout le monde. Cependant, on a senti qu'en tant que couple homosexuel, il faudrait faire encore plus que les autres pour y avoir droit", témoigne néanmoins ce Parisien qui, lors de son deuxième rendez-vous avec une assistante sociale en 2016, s'est vu indiquer que "si elle avait le choix", cette spécialiste "ferait toujours passer un couple homme-femme devant un couple de même sexe ou une personne célibataire".

"Si la situation s'améliore un peu partout, il faut souligner qu'il y a longtemps eu des blocages venant de professionnels comme des pédopsychiatres, psychologues ou assistants sociaux : des propos discriminants, des jugements de valeur, des tentatives de réorientation des couples vers d'autres possibilités que l'adoption", commente Nicolas Faget. "En 2022, ce genre de récit est devenu marginal... Mais ça existe encore, malheureusement", explique-t-il, citant pêle-mêle le cas de cette psychologue ayant demandé à une jeune femme lesbienne, en 2021, "d'attendre de trouver un mari avant d'adopter", ou de cette assistante sociale ayant laissé entendre à un couple d'hommes, en 2022, "qu'un couple hétérosexuel serait toujours mieux pour un enfant". "Il y a aussi de la transphobie, comme cette assistante sociale qui a récemment émis un avis réservé pour un agrément par crainte, je cite, qu'un enfant adopté puisse s'ancrer dans une famille avec un père transgenre", ajoute l'associatif.

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Malgré ces ultimes résistances, le discours de membres de conseils de famille interrogés par L'Express un peu partout en France se veut optimiste. "Il y a encore des représentations à faire évoluer, mais j'ai vraiment l'impression que les choses avancent", assure un représentant de l'ouest de la France, qui indique que trois enfants ont pu être adoptés par des couples homosexuels dans son département depuis 2013. "Les membres qui n'étaient pas d'accord, qui étaient très minoritaires mais avaient mis une ambiance terrible dans le conseil pendant des années, ont fini par partir d'eux-mêmes... Et tant mieux." Dans le Nord, un membre de conseil de famille indique même que "certains dossiers ont parfois été anonymisés afin de voter en toute impartialité", tandis qu'en Meurthe-et-Moselle, la vice-présidente en charge de la protection de l'enfance Marie-José Amah relate, elle, "une ouverture des moeurs" depuis dix ans. Après le scandale Müller, elle assure "ne jamais avoir entendu" de propos homophobes ou discriminants de la part de membres de conseils de famille. "Depuis 2016, quatre des 54 bébés adoptés dans le département ont par ailleurs été accueillis par des familles homoparentales", explique-t-elle, tandis que 19 des 117 couples actuellement détenteurs d'un agrément seraient des candidats de même sexe.

"Les lignes bougent", résume Anne Royale, présidente de la fédération Enfance et famille d'adoption (EFA). "Il y a eu beaucoup de prises de conscience ces dernières années, même s'il y a encore des personnes arc-boutées sur leurs positions et quelques débats", estime-t-elle, rappelant par ailleurs que chaque membre de conseils de famille a le devoir de signer et respecter une charte de déontologie. Le secrétariat d'Etat chargé de l'Enfance rappelle, de son côté, que depuis la loi du 21 février 2022 visant à réformer l'adoption, les conseils de famille ont vu leur composition évoluer. Il est désormais prévu que chaque assemblée comprenne une "personnalité qualifiée titulaire et un suppléant, que leur compétence et leur expérience professionnelle en matière d'éthique et de lutte contre les discriminations qualifient particulièrement pour l'exercice de fonctions en son sein". Les membres nouvellement constitués au sein d'un conseil de famille des pupilles de l'Etat bénéficieront par ailleurs "d'une formation dès leur prise de fonction", est-il précisé.

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