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LGBTphobieHomophobie en ligne : quand l’armée française se laisse tenter par les armes de la haine

Par Romain Mielcarek le 21/03/2021
militaires

Après les trolls russes, les trolls français. Pour la première fois, Facebook a rendu publique une opération de désinformation en ligne attribuée à des militaires tricolores. Dans leur arsenal : une attaque homophobe qui pose la question des limites éthiques de ce type de pratiques.

« Des valeurs particulières qu’il n’est pas bon de suivre. » En commentaire d’un post sur Facebook, le 28 novembre 2020, Marius Ndebe interpelle ses compatriotes centrafricains : veulent-ils vraiment ressembler aux Russes, présentés dans un mème comme obèses, alcooliques… et homosexuels ? « Je tiens à garder ma fierté telle qu’elle est et à ne pas leur ressembler. » Un commentaire haineux et homophobe de plus sur la toile ? Pas vraiment.

Homophobie en ligne : quand l’armée française se laisse tenter par les armes de la haine

Car Marius Ndebe n’existe pas. Ce faux compte appartient à une série de 84 autres, identifiés par Facebook et supprimés en décembre dernier. Des avatars attribués à l’armée française, engagée dans des affrontements virtuels avec des « trolls » russes. Oui, notre armée. C'est Facebook qui l'affirme : "Notre enquête a révélé des liens avec des individus associés à l'armée française." Dans un pays où Russes et Français cherchaient à conquérir les cœurs des internautes via le plus célèbre des réseaux sociaux.

Cette révélation de Facebook est inédite pour deux raisons. C’est la première fois que des acteurs étatiques français sont ainsi épinglés pour manipulation de l’opinion sur ce réseau. C’est aussi la première fois que les opérateurs de deux campagnes de ce type portées par des Etats interagissent entre elles, s’accusant mutuellement de diffuser des fausses informations au service de la propagande de leurs pays respectifs, pour discréditer leurs adversaires aux yeux du public qu’ils visaient.

Guerre d’influence

Ce genre de campagnes numériques s’est multiplié ces dernières années. Celles des Russes sont les plus nombreuses et les plus visibles. Particulièrement agressives, elles s’appuient largement sur des organisations para-publiques, souvent baptisées « usines à troll », dirigées par Evgueni V. Prigojine. Ce proche du président Vladimir Poutine serait à la fois à la tête de ces organes d’influence et à la tête de la plus grosse entreprise de mercenariat russe, Wagner. Les trolls russes sont des employés payés pour rédiger des messages sur toutes les plateformes en ligne, sous de fausse identités, afin de défendre les positions stratégiques de leur pays.

Ils se sont largement fait connaître lors de leur campagne de grande envergure pendant l’élection américaine de 2016. Des milliers de comptes avaient abreuvé la toile pour semer la discorde entre les électeurs. Appuyés par des hackers en lien avec les services de renseignement russes, ils ont contribué à divulguer des informations sensibles sur l’équipe de la candidate démocrate Hillary Clinton, mais aussi des rumeurs et des théories du complot qui ont semé le doute sur le vrai et le faux. Des campagnes de ce type ont été repérées dans toutes les zones d’intérêt de la Russie, de l’Ukraine à la Syrie.

"Fake news"

En Afrique aussi, les trolls et les mercenaires de Prigojine se sont multipliés ces dernières années, du Mozambique au Soudan, en passant par la Centrafrique. En 2019, Facebook épingle une première série de comptes attribués aux trolls russes et visant le public de ce continent. Ce pourrait être le point de départ de la riposte française : les faux comptes tricolores, occupés jusque-là à vanter les mérites de la coopération entre l’armée et les militaires locaux, au Mali et en Centrafrique se sont mis à cibler massivement les Russes. Se faisant passer pour des fact-checkers et des journalistes, ils surlignent les manipulations russes qu’ils s’acharnent à désigner comme des fausses informations nuisibles aux intérêts des populations. Aux mauvaises « fake news » des Russes, les Français veulent opposer des bonnes « fake news ».

Les faux avatars français sont relativement peu crédibles et facilement repérables par des spécialistes. Si les photos de profils sont parfois fabriquées par des logiciels spécialisés, les contenus sont souvent très pauvres. Ils recourent systématiquement à la provocation envers les Russes, principalement en jouant du stéréotype de l’alcoolisme. Le message est clair : la France est un meilleur allié que la Russie.

Faute individuelle ou institutionnelle ?

« Bien que les personnes derrière aient tenté de camoufler leurs identités et leur coordination, notre enquête a permis de trouver des liens avec des individus liés à l’armée française », déclarait Facebook le 15 décembre 2020 en rendant publique cette affaire. Le géant américain reste prudent sur l’attribution de cette opération, comme souvent dans les attaques en ligne : il est difficile d’être sûr à 100% de qui se trouve derrière le clavier. Facebook reste discret sur les éléments qui lui ont permis de faire ce lien. « Ce qui est certain, explique un analyste familier de ces enquêtes sous couvert d’anonymat, c’est que si Facebook dit ça, c’est qu’ils ont des éléments parfaitement concrets pour faire le lien avec des militaires français. »

En France, les opérations militaires d’influence sont progressivement revenues à la mode au cours des années 2010. L’action psychologique a longtemps été boudée, associée au sombre héritage de la guerre d’Algérie. Mais le poids des affrontements dans le champ de l’information et sur les réseaux sociaux ont fini par convaincre les généraux : impossible d’ignorer ce domaine. Deux acteurs principaux s’y consacrent. Le Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) est créé en 2012 pour piloter les opérations de ce type sous toutes leurs formes, au profit des armées : clips vidéos, tracts, diffusion de films avec des cinémas de campagne, messages radiophoniques ou encore contacts directs avec les populations. Ses opérateurs privilégient généralement la propagande dite « blanche », signée par son auteur. Le mensonge paraît trop risqué à employer. Les services de renseignement, eux, s’occupent des aspects plus sensibles, sans que leurs règles ne soient connues.

"Pas de commentaire"

L’armée française reste très discrète sur ces sujets. Interrogé sur les limites éthiques de ces actions, et notamment sur le recours à des injures homophobes dans cette campagne précise, l’état-major des armées botte en touche : « Nous n’avons aucun commentaire à apporter. […] Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de vous apporter d’éléments de précision sur les modes d’action des armées dans la sphère informationnelle. »

Un haut gradé qui a commandé pendant plusieurs années dans ce domaine accepte tout de même de partager sa réflexion, à condition d’être anonyme. « L’information est manipulée par l’ennemi, assure cet officier. Si vous ne rentrez pas là-dedans, les autres prennent le contrôle et imposent leur narratif. Le pire, ce serait d’être complètement dépassés. D’autant plus que nous, nous nous soumettons à des règles dont beaucoup ne se préoccupent pas. » Les Français ont été très mobilisés contre la propagande djihadiste ces dernières années. Ils ont dépensé beaucoup d’énergie pour surveiller, infiltrer et localiser les militants de l’islam armé et les partisans d’attaques contre la France. Jusqu’où aller face à ces adversaires qui ont su exploiter les réseaux sociaux pour se faire entendre et pour recruter ? « Nous n’avons pas le droit de faire n’importe quoi, assure notre interlocuteur. L’apologie du terrorisme, par exemple, est interdite. » Des conseillers juridiques de la gendarmerie nationale valident ou non les messages composés par les militaires français. Il faut être crédible, sans tomber dans l’illégalité : « La réflexion est généralement ouverte. Les valeurs des uns ne sont pas les valeurs des autres. »

Une autre source, qui a travaillé dans les mêmes unités mais qui a aujourd’hui quitté le service actif pour rejoindre le privé, confirme ces contraintes éthiques et juridiques. Face à cette provocation homophobe visant les Russes, il partage son malaise : « L’une des limites à ne pas franchir était le discours de haine. A cet égard, ce mème me semble franchement à la limite de ce qui aurait été possible. » Il se souvient pourtant avoir été parfois étonné par les fantasmes de certains de ses collègues, toujours fortement marqués par des stéréotypes sur l’Afrique aussi dépassés que nauséabonds.

Cibler les LGBT+

Provocation ? Humour de mauvais goût ? Emergence d’une intolérance plus ou moins tue ? Les motivations d’un tel message par des militaires français au cours d’une opération concertée restent difficiles à établir. Mais elles interrogent d’autant plus que d’autres tabous ont été, eux, parfaitement suivis. Camille François, directrice innovation dans l’agence spécialisée Graphika, a contribué à la rédaction d’un rapport sur cette affaire. Elle note à quel point elle est dommageable pour la France : « Il y a des sujets qui n’ont pas été abordés. Il y avait, sur l’élection centrafricaine, une ligne rouge claire. L’injure homophobe aurait due en être une aussi. » Les faux comptes attribués aux Français ne se sont jamais hasardés à commenter les campagnes politiques locales ou les candidats.

Dans son rapport, cette spécialiste des campagnes d’influence sur les réseaux sociaux relève que les Français, en montant ce type d’opérations, font exactement le contraire de ce qu’ils préconisaient eux-mêmes dans une étude sur les manipulations de l’information en 2018. Camille François note qu’ « en créant des faux comptes et de fausses pages ‘anti fake-news’ pour combattre les trolls, les opérateurs français ont perpétué et justifié implicitement les comportements problématiques qu’ils essayaient de combattre ». Les Français se retrouvent épinglés au même titre que les Russes comme des manipulateurs de l’information prêts à tout pour mobiliser les Internautes. Les Russes visent les Nations Unies en multipliant les rumeurs. Les Français répliquent en jouant sur les haines du public.

Ce type de discours peut paraître tentant pour les spécialistes des opérations d’influence parce qu’ils ont la côte en ligne. « Les propos racistes, sexistes et homophobes apparaissent souvent dans les campagnes parce qu’ils sont populaires en ligne », confirme Camille François. Pour les auteurs de ce type de campagne, instrumentaliser la cause LGBTQ peut devenir une arme dans des luttes d’influence parfois violentes. Et cela un peu partout dans le monde.

Des communautés instrumentalisées

L’un des cas les plus emblématiques est celui de Maria Ressa, une journaliste philippine dont l’agence de presse, Rappler, a dénoncé les politiques criminelles du président Rodrigo Dutertre. Une campagne en ligne excessivement agressive l’a ciblée et a visé, notamment, son identité lesbienne, publiquement connue depuis 2005. Parmi les agresseurs, des militaires ont été identifiés, poussant le ministère de la Défense à des excuses publiques. Mais personne n’a été puni et c’est Maria Ressa elle-même qui a été finalement condamnée pour diffamation en ligne en juin 2020.

Les communautés LGBTQ ne sont d’ailleurs pas toujours visées par la haine mais aussi instrumentalisées, comme l’ont fait les Russes aux Etats-Unis en 2016. Certains trolls et certaines campagnes de publicités ont alors visé des pages animées par des internautes LGBTQI+, en cherchant à les mobiliser contre la police. Derrière leurs claviers, les manipulateurs nourrissaient les divisions : d’un côté, ils alertaient les LGBTQ à se méfier des policiers homophobes ; tandis que de l’autre, ils encourageaient les policiers à haïr ces minorités.

Avec cette affaire, la France laisse craindre qu’elle peut aller jusqu’à utiliser des méthodes qui étaient jusque-là celles de quelques-uns des régimes les moins respectueux des droits humains...